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Sans fin, 2016
Texte de Joëlle Busca sur le diaporama « Sans fin » réalisé en 2016 durant le workshop d’Antoine d’Agata
Les voies du regard et de la présence
Sans fin rapporte une traque dans l’empire du détraqué. Poursuivre sans relâche, cerner le détraqué. Pris au pied de la lettre étymologique, détraqué signifie qui n’a plus de chemin, ni devant ni derrière, une déroute, sans issue ni direction.
Michel Rey l’énonce d’emblée et crûment : « Sans fin – Un an. Mort de mon père, de mon frère, de ma sœur. Voyage sans fin ou comment mon totem s’est imposé pour remplir le vide. »
Dans cette quête supposée perpétuelle, il est soutenu par son totem, emblème, objet, représentation, sacralité, objet participant à la célébration. Chose mystérieuse, polymorphe, ouverte à l’interprétation. La surface est profonde. La puissance des images reconnue, ni illusion, apparence, erreur, croyance ou manipulation. Mais réalité du logos et du sentiment d’être.
La nécessité de lutter contre l’impératif d’invisibilité sans cependant oublier que ces trois disparus ont été puis cessé d’être vivants parmi les humains. Ce travail photographique se trouve donc forcé à travailler l’imperceptible. Pour cela il influe sur l’image, sur sa substance. Comment moduler le grain, la lisibilité physique, épaisse, de l’image numérique, de plus en plus artificielle, mais de plus en plus riche d’informations et en même temps dématérialisée. Dans un monde poreux, plat et glissant, tout passe et tout lasse, jusqu’au dogme post-humain de liquidation.
Aux côtés de la constitution matérielle de l’épreuve photographique, l’autre paramètre à prendre en compte est le chromatisme : des blancs, des noirs, des couleurs. La froideur, la chaleur, les contrastes, hausser ou éteindre les tons, agresser ou flatter la pulsion scopique.
Ces photographies qui pourraient paraître rugueuses, tâtonnantes ou mal fignolées, montrent que la mort est tragique, qu’elle suscite pour ceux qui restent une manière inattendue d’être, par embrassement des corps et de l’espace vital.
Stupeur : capacité d’être étonné, émerveillé par les évènements et l’expérience. Le regard médusant, pétrifiant de la Gorgone, censé activer l’état de sidération du sujet, informe dans l’après-coup, de par l’autonomie du regard, le photographe puis le regardeur du poids du visible. Série à la fois fractale et homothétique, qui offre des présences figurées par des absences, des creux, de la poussière, des ruines, des silhouettes. Pas de fantômes, car il s’agit de formaliser la perte, pas de jouer avec.
Le projet artistique est compact, durable, inconfortable, il tend vers un épuisement du sujet par une réflexion troublante sur l’identité. Il va à l’essentiel de ce qui durera. Il est laissé au silence immuable de ces espaces infinis qui nous effraient, l’incertitude de contenu et la certitude de l’avènement de ce que Blaise Pascal nommait « l’éternité de ma condition future ». Sait-on ce que l’on possède avant le jour où on le perd ? La démarche est sèche, austère, globale et importante. Fixer son propre univers en fusion, déjà partiellement réduit en cendres, c’est lier l’incandescence et le rassemblement dans la mécanique sans relief de l’image. Un état visuel est arrêté, définitivement.
Afin de trouver le bon chemin, la bonne méthode, avec exactitude et minutie comme toujours pour Michel Rey, esprit rationnel et sensible, une réflexion approfondie et des essais ont été menés. La photographie est ici espace perturbant, sincère, douloureux et touchant par son authenticité. Comme corps à corps, fonction essentielle, elle induit un dialogue visuel, puissant et silencieux avec le vivant.
Énumérer n’est pas réduire mais augmenter. Un cimetière en niches, trois stèles en forme de solides de Platon – des hexaèdres -, une couronne de barbelés, des êtres vivants, des murs plus ou moins lépreux, des rivages, des herbages, des vitrages mouillés, un bateau…
Des images hantées par des véridicités dont la nature profonde est fatalement hors d’atteinte, mais qui laisse au regardeur toute liberté de rêverie, d’échappée. Raconter une histoire terrible, folle, injuste et odieuse avec des paysages tranquilles, des détails ordinaires, des images duveteuses, apaisées, invente un point d’équilibre subtil entre désolation et esthétique. Si le vide, l’entre-deux, l’effondrement sont très présents, il y a aussi les cubes, les herbes, les fenêtres, les corps humains. L’air est palpable, sa texture appréciée de brouillard atténue une brutalité invisible mais habitée par une poursuite de sens.
Ce travail photographique très conceptuel, minimaliste, affiche une simplicité qui peut paraitre froide mais qui est pétrie de bienveillance, de tendresse, d’une volonté d’envelopper et de déposer. Un spectacle de soi fin, libre, élégant, plein de chair et de poésie, à l’inverse d’un exercice de style. Offrir forme et visibilité aux corps disparus, aux sentiments les plus intimes, aux flux des énergies qui rapprochent pour toujours des humains, fixer le fugace et le gracieux à travers des objets, des constructions, une nature apparemment sans lien avec le propos, c’est répondre présent, tout simplement. Élan existentiel primordial, savoir-vivre élémentaire, rares.
Michel Rey se place discrètement dans sa composition, dos au début, spectre lavé plus loin, comme les peintres de la Renaissance se disaient non seulement exécutant mais aussi acteur, comme celui qui reste, créateur qui prend en main sa propre image. Travail rêche et délicat.
La photographie est ici envisagée comme évidence, médiation et transparence, non miroir. La photographie comme totem permet à Michel Rey de s’approprier, au point de l’incarner, la chose captée par l’objectif. D’en ingérer ses qualités, ses propriétés, d’en interpréter tous ses aspects. Le cube défait, clos, déployé, poudré, sablé, cimenté, peint, dessiné sur le sol meuble, seul ou en trio, est une méthode de transport des corps. Peut-être est-ce également lui le totem, selon l’acception de vecteur et de mode de figuration, de représentation.
Toute image photographique contient un passé et une partie de sa résolution. La photographie réalise l’expérience de la capture, de la garde et de la restitution. Elle figure la perte, la représentation sur un support à cela dévolu – papier, écran… – mais l’objet demeure absent, obligeant le regardeur à entrer dans une relation de confirmation de sa connaissance.
Pas de plate et littérale commémoration des êtres qui furent et ne sont plus. On ne sanglote pas sur un portrait figé pour toujours. Les pouvoirs de la photographie sont ici bien réels, comme vérité et mensonge dans des espaces en attente, où l’eau qui va, vient et s’écoule, efface et modifie sans cesse le paysage ; où les branches de l’arbre forment racines tournées vers le ciel. Ils ont permis au photographe de descendre dans sa blessure, de la parcourir selon plusieurs points de vue, qu’ils ont ouvert.
La photographie capture les éclairs, la vivacité des transports, les états d’âme fugitifs. C’est un détour, mettre de l’ordre en soi grâce à un instrument de vision apporte l’espoir et la conviction que ce qui est en train d’advenir, ce qui a eu lieu dans un temps proche, est/était entièrement transitoire. Les traces de ce franchissement, l’image, comme l’esprit, peuvent être flous, adoucis.
Dans son incipit, Michel Rey met les mots qui situent son montage comme certification de son vécu, mais aussi établissent la photographie comme puissance de dire pour quelqu’un qui évite de parler, et confirme la mélancolie constitutive de la photographie telle que la concevait Roland Barthes. Grâce à la photographie le monde se déplace de l’objet à la pensée, à l’intelligible. L’art est un exercice spirituel.
Joëlle Busca, 2016
https://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=4930